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Bordeaux unbashing

Le « bordeaux bashing », c’est un marronnier du mondovino depuis plus de 10 ans déjà. La première mention de cette expression que j’ai retrouvée, c’est sous la plume d’un Américain (logique), dans le Wall Street Journal daté du 4 décembre 2010 : “Bordeaux bashing has become a new form of wine snobbery” (« le dénigrement du bordeaux est devenue une nouvelle forme de snobisme du vin »). Mais pas n’importe quel Américain : l’auteur de cette phrase n’est autre que Jay McInerney. Ce célèbre écrivain du vin (romancier à la base, proche de Bret Easton Ellis à qui il a été associé dans le Brat Pack) serait-il l’inventeur de l’expression en question, usée depuis jusqu’à la corde, des deux côtés de l’Atlantique ? A priori, non : la maternité pourrait bien en revenir plutôt à Alice Feiring, autre autrice bien connue dans le milieu du vin, qui l’a employée dans un article du magazine Wine & Spirit daté lui aussi de décembre 2010 mais paru en novembre — c’est serré. On pencherait donc plutôt pour elle, même si, de son côté, elle n’en est pas certaine… Convenons qu’à défaut d’autre preuve matérielle, on peut la lui attribuer !

Don’t shoot the bordeaux! (capture d’écran Youtube)

Le bug de l’an 2000

Ce qui est certain, en revanche, c’est que cette tendance au « bordeaux bashing » est notamment due à la flambée des cours des prix des grands crus, dont on peut situer l’allumage de la mèche au millésime 2000.

A titre d’exemple, nous rappelait Le Monde en 2009, Lafite-Rothschild, premier grand cru classé du Médoc (Pauillac), s’est vendu en primeur 77 euros pour le millésime 1998, 170 euros pour le 2000.

« Depuis les années 2000, certains domaines ont été un peu trop gourmands », concédait en 2014 Jean-Luc Thunevin, propriétaire du château Valandraud.

Un peu trop ? Les notes en mode jugement dernier du critique Robert Parker, les campagnes absurdes des primeurs, les « millésimes du siècle » à répétition, l’entrée des Chinois dans le game, autant d’éléments qui ont créé une bulle spéculative délirante autour des grands crus de Bordeaux à partir des années 2000 (dont on peut d’ailleurs considérer qu’on n’est jamais tout à fait revenu). A l’autre bout du spectre, dans le ventre mou du Bordelais, les vins d’AOC plus simples ont vu leurs cours chuter, l’attrait d’autres régions viticoles leur grignotant inexorablement des parts de marché. Bref, Bordeaux a connu, et connaît encore, la crise.

Locomotives humaines

Quoi qu’il en soit, si le « bordeaux bashing » a été une réalité, et l’est encore à certains égards, on peut vouloir considérer que les choses ont évolué. Je ne pense pas que ce soit du fait des œnologues-star comme Stéphane Derenoncourt (qui a évoqué la question il y a quelques jours) ou Michel Rolland, à qui il s’associe pour sortir une énième ligne de vins de négoce. C’est plutôt, comme dans toutes les régions viticoles du monde, grâce à des artisans vignerons et vigneronnes, qui, par la qualité de leurs vins, ont su toucher des personnalités de premier plan (sommeliers ou sommelières en vue, auteurs et autrices, journalistes et critiques, cavistes réputé·es), lesquelles ont donc naturellement mis leur travail en avant et contribué ainsi à donner une image différente du Bordelais.

Réduire une région à des vins spéculatifs, à des vins de marque ou à des vins d’AOC, bref à des vins désincarnés, ne peut que mener dans le mur ; la qualité d’une région est essentiellement mesurée à l’aune de ses vignerons et de ses vigneronnes, non pas des « stars » qui mettraient leur tronche en grand sur l’étiquette, mais des individualités bienfaisantes qui, collectivement, forment l’image — et la force — d’une région. Que serait le Jura sans ses Overnoy, Ganevat, Bouvot, Tissot, Brignot ? Locomotives humaines (et dans locomotive, il y a loco) qui ont inspiré et emmené dans leur sillage nombre de vignerons et vigneronnes de talent, et donné à cette région un swag quasi-illimité. Que la très grande majorité d’entre eux bossent en bio et en nature n’est pas non plus exactement anecdotique.

On pourrait jouer à ce petit jeu pour chaque région et, à chaque fois, convenir que ce sont d’abord les individus — l’incarnation — qui donne à une région du vin son image. Si cette image est désincarnée, ou incarnée par des businessmen, elle ne peut pas être bonne. Alors qui incarne — ou devrait incarner — le Bordelais aujourd’hui ?

Bordelais reloaded

Nous vous livrons ci-après quelques noms, et nous parions que ce sont elles et eux qui sont en train, parfois depuis un bon moment d’ailleurs, de transformer l’image de la région ; ils en sont la meilleure incarnation, la locomotive émotionnelle. Rendez-vous dans dix ans sur la place des grands vins pour le vérifier (avec ou sans Patrick B.).

Didier & Catherine Michaud

A eux deux, ils auraient pu contribuer à redorer fort l’image du Médoc ces vingt dernières années… Sauf qu’on les a poussés vers la porte de l’appellation en 2003 — la boulette, la grosse boulette. Il n’empêche, même en vin de France, ils ont fait toutes ces années un bien fou à la région. Aujourd’hui, ils prennent leur retraite, bien méritée (et aux dernières nouvelles, leur domaine, Planquette, était en vente, millésime en cours d’élevage compris).

Olivier Techer & Marine Labrousse

Olivier a repris la suite de ses parents au Château Gombaude-Guillot (pomerol biodynamique réputé) et lancé, avec notamment sa compagne Marine et son frère Sylvain, le brillant négoce artisan Satellite Wines. La dynamique est excellente, réfléchie, et leur a déjà valu pas mal de bonne presse (au hasard, le New York Times et No wine is innocent).

Antonin Jamois

Encore discret, Antonin avance ses pions tranquillement en son domaine de L’Île Rouge (hommage à Madagascar où il a vécu dix ans ; et dans Madagascar il y a mad), un millésime après l’autre, expérimentant cépages (le castets, ça ne vous dit rien, pas vrai ?) et vinification avec assurance. Il tient le bon bout : on lui prévoit une explosion d’ici deux ou trois millésimes. Misez une perle sur Jamois (vous l’avez ?).

Laurence Alias & Pascale Choime

Deux vigneronnes qui n’en font pas des tonnes, mais dont le travail est déjà ultra-respecté dans le milieu. Tous les vins des Closeries des Moussies, leur domaine, sont des valeurs sûres du « Bordelais reloaded » (oui, je tente discrètement d’inventer une nouvelle expression, Alice style).

Henri & Lætitia Duporge

Au Château Le Geai, Henri et Lætitia s’éclatent pas mal et nous avec : réintroduction du carménère, élevage en amphore ou même carrément « beebine » (je vous laisse aller découvrir ce que ça peut être).

Alain Déjean

Alain Déjean, alias Alain le déjanté, assez fou pour faire des sauternes 100% naturels ?! Pas si folle la guêpe, c’est tout bon, et depuis un sacré bail, au domaine Rousset Peyraguey. (Le vigneron me fait d’ailleurs remarquer que lui aussi a dû sortir de l’appellation, en 2010, alors que ses vignes se situent entre les quatre châteaux les plus prestigieux du Sauternais.)

Fabrice Domercq & Jasper Morrison

Avec une belle petite présence à l’internationale, Fabrice, Jasper et leurs Ormiales Wines montrent un maillot bordelais différent, plus « nature », aux buveurs et buveuses du monde entier.

Laurent Bordes & Annica Landais-Haapa

A la tête de ce négoce pointu et pointilleux, Les Chais du Port de la Lune, situé dans un bunker datant de la WWII (+1 point de swag), Laurent et Annica on tout compris. Ils sortent des vins originaux et excellents (du bordeaux mais pas que), aux étiquettes aussi belles que contemporaines. Parce que dans le vin, l’habit fait aussi le moine (demandez au Clos-Vougeot).

Et les autres ?

Les listes, c’est toujours un exercice délicat (parce qu’on oublie forcément quelqu’un) et, par principe, non exhaustif. Les curieux et les curieuses iront donc aussi jeter un œil, voire deux, du côté du groupe Bordeaux Pirate, créé par le vigneron Jean-Baptiste Duquesne, qui tâche de relayer « toutes les initiatives qui font sortir Bordeaux de son image par trop poussiéreuse ». Quant à nous, on attend bien sûr vos suggestions de noms de vignerons et vigneronnes de ce « Bordelais reloaded » dans les commentaires.

Par Antonin Iommi-Amunategui

Rédacteur en chef

6 Commentaires
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ludovic pautier
ludovic pautier
3 années il y a

Vincent Quirac, Clos 19 Bis (Graves), Valérie Godelu, Les 3 petiotes (Bourg), Osamu Uchida , domaine Uchida (Médoc) par exemple pourraient compléter cette liste.

Franck Bayard
3 années il y a

Antonin,
N’aurais tu pas oublié un essentiel? La famille Favard du Château Meylet…

Cédric Elia
Cédric Elia
3 années il y a

Bérengère Quellien, Aurélie Souchard, La famille Perromat à Cérons, Jérome Zaros à La sauve, La cave de Saint Pierre d’Aurillac, Stéphane Wagrez et tant d’autres

Last edited 3 années il y a by Cédric Elia
Simon
Simon
2 années il y a

J’ai découvert le domaine des Trois Petiotes (Tauriac) cette année, le travail de Valérie Godelu me semble tout à fait intéressant !