Second épisode de la chronique (alcoo)lol de Marie-Ève : L’Odyssée du point de vue de Pénélope résumée en deux coups de cuiller à pot. Attention, ça défrise (sa toile).
Étiquette : antiquité
Vin naturel : à l’école du trouble
Il n’y a pas d’école de formation aux vins nature. Voici pourquoi.
Il n’y a pas de formation pour devenir écrivain. Cela ne s’apprend pas. C’est une situation. C’est une nécessité métaphysique ou ça ne l’est pas. Il n’y a pas de chemin. C’est pire que tout. Écrire c’est vouloir être seul·e pour arrêter la solitude. Ça ne marche pas. Ça rend constamment malheureux, surtout les jours sans. Les jours sans écriture sont des jours vides. Il y en a beaucoup. Les jours où l’on n’écrit pas, c’est le drame. Il y a la colère. L’envie de détruire tout ce qu’on a. Tout ça ne s’apprend nulle part. Il faut naître avec, il faut vivre avec. C’est une humiliation quotidienne. Le sentiment de sa propre médiocrité vous réveille la nuit. Ce n’est pas agréable, ce n’est pas gentil. Écrire n’a aucun sens pour l’ordre du monde. C’est la métrique de Duras, celle qui reste plantée au fond du cœur : « Écrire. Je ne peux pas. Personne ne peut. Il faut le dire : on ne peut pas. Et on écrit. » Aussi, c’est une maladie. Comme l’alcool. D’ailleurs, Duras avait les deux. L’écriture, et l’alcool. Et elle a écrit sur les deux. Les trois grandes écrivaines du XXe siècle français adoraient l’alcool. Colette, avec gourmandise ; Sagan, avec mélancolie ; Duras, avec génie. Il y a un lien entre l’alcool et l’écriture, un lien assez net. L’alcool est l’un de seuls psychotropes assez puissant pour entraîner la totalité de l’être dans les mêmes débordements que l’écriture.
On n’apprend pas à désapprendre
S’il n’y a pas de formation pour devenir écrivain, il n’y a pas non plus de formation pour aimer les vins nature. On n’apprend pas à désapprendre. C’est l’équation impossible. On ne peut pas dire à quelqu’un : sois libre. Les formations à la dégustation fonctionnent comme des ateliers de « Creative Writing ». Comme le soulevait Mademoiselle Jaja dans son dernier article sur Ni Bu Ni Connu, elles permettent de franchir les étapes, celles des errances, des échecs ; elles permettent de gagner du temps, parfois de manière conséquente, des décennies d’hésitations. Elles vous rendent légitime, vous donnent un diplôme, un statut, des connaissances, mais aussi des « formules » et aussi des contacts, des passe-droits – et pourtant, elles n’apprennent rien. Apprendre les vins nature est une aporie. C’est pour cela qu’il n’existe aucune formation spécifique pour ces vins. C’est une contradiction. Cela ne peut pas se faire.
On ne peut enseigner l’errance, la liberté, le temps qui passe. C’est quelque chose qui s’acquiert en vagabondant. Cela n’a aucun prix, ou alors il faudrait donner un prix à la vie même. Le nez qui s’est trompé possède une archive d’odeurs bien plus vaste que toutes les formations qui sont pressées d’associer des goûts et des odeurs au monde du connu. Prenons « Le Nez de Lenoir », ce coffret très cher, très chic, rempli de petites fioles aux liquides ambrés censés former les amateurs. C’est une bonbonnière. Une maison européenne du « connu ». Pomme, melon, litchi, champignon, poire, cuir, musc, safran, poivre, truffe, cannelle, citron, caramel, chocolat, ananas, banane. C’est un garde-manger, une épicerie. Cette même épicerie où se trouvent des vins de supermarché, entre le rayon shampoings et le rayon surgelés. C’est pratique. C’est rassurant. Ça fait « pro » de dire qu’un vin a des notes d’amande et de miel d’acacia. C’est appétissant, un vin qui sent la groseille et la cerise. Tous les vins du sud ont de la groseille et de la cerise.
Le vin nature, c’est de la littérature
Là où le bât blesse, c’est lorsqu’il s’agit de décrire un vin nature. Ces vins contiennent des souvenirs qui n’entrent pas dans le panthéon de la rétro-olfaction. Il y a du gravier. De la rosée. Des dentelles un peu moisies. Une brassée de fleurs de lavande, au fond de la commode. De la craie sur l’ardoise. Du sable mouillé. Des vers de terre au printemps. Il y a des murs d’église. Le métal des encensoirs. L’eau croupie du vase. Le sang sur le papier du boucher. Le chaud du métro ou de la photocopieuse. L’odeur indescriptible d’une voiture, l’été. Ou celle de la peau du matin, pas celle du soir. Rappelez-vous : la rouille sur les grilles du parc. Mais aussi la semoule crue, la mousson, la neige sur les moufles. Ce sont des odeurs complexes, pleines d’images. Ça ne se trouve pas dans les formations professionnelles. C’est de la littérature, une perception intime du sensible qui doit franchir les étapes du temps. C’est ma seule consolation, face à l’écriture. Les années « sans », les jours « sans » enrichissent le livre d’images. La frustration et la peine en font partie.
Aristote buvait (sûrement) du pét’ nat’
Je ne sais pas si une école des vins nature est souhaitable, je ne sais pas si elle peut avoir lieu. Mais si un tel lieu existait, je voudrais qu’elle soit en forêt, sans murs, sans toit. Que les sens soient constamment chahutés par les éléments. Que le corps sorte de son atrophie de confort. Les cours seraient donnés en marchant, comme l’école péripatéticienne d’Aristote. On y apprendrait à lire. Beaucoup de poésie, beaucoup de théâtre, beaucoup de littérature et de philosophie. Il y aurait des gens de tous les âges qui viendraient avec leur biographie olfactive. Ce serait une école de la dégustation par la langue, l’autre langue.